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Sur Ulule, le financement participatif de Blades in the Dark suscite un véritable engouement. Une belle réussite pour 500 Nuances de Geek qui édite le jeu et convertit petit à petit les rôlistes aux systèmes narrativistes.

Après le phénomène Dungeon World, la maison d’édition 500 Nuances de Geek s’apprête à relâcher Blades in the Dark sur les tables des rôlistes francophones. Le jeu de John Harper dans lequel les PJ incarnent une bande de criminels dans une ville à l’ambiance steampunk provoque déjà une certaine hype outre-Atlantique. En France, “BitD” semble destiné au même succès, pour le plus grand bonheur de Maître Sinh, éditeur et chantre des jeux narrativistes.

Au moment où j’écris ces lignes, la campagne pour le financement de Blades in the Dark approche des 19 000 € pour un objectif initial de 3000 €. Et elle n’est pas terminée… Qu’est-ce que ce jeu a de si particulier pour susciter un tel engouement ?

Maître Sinh : Ce n’est pas (encore) notre plus grand succès au regard du montant total. Avec Tschaï, le jeu de rôle tiré de Jack Vance, on a terminé à 27 000 euros par exemple. Dungeon World aussi, pour un seul livre, a atteint 23 000 euros. Mais c’est vrai qu’avec Blades in the Dark, la progression s’est faite toute seule, sans qu’on ait beaucoup à intervenir.
Honnêtement, Blades in the Dark fait partie de ces phénomènes “hypes” outre-Atlantique. Il a raflé le Boardgame Geek, le prix de la Gencon, et déchaîné un élan créatif. Un peu comme Dungeon World à sa sortie. Mais ce buzz mis a part, c’est un jeu avec un game design en béton qui apporte réellement quelque chose de nouveau, qui permet de créer des séquences bien plus rapides, concentrées sur l’action. Un peu comme les séries télé.

Vous parlez de Dungeon World qui a été un de vos premiers grands succès en tant qu’éditeur. Ce jeu a déclenché un formidable élan de créativité dans la communauté rôliste. Qu’est-ce qui explique ce phénomène ?

Maître Sinh : Ça a été un succès relatif. C’est plutôt lors de la deuxième édition que ça a pris. Sans faire enfler nos chevilles, je pense qu’on était trop en avance : la boite rouge est sortie presque avant la VO définitive ! Et puis, les premiers arrivés étaient des rôlistes qui attendaient surtout une “traduction”.
Toujours est il que Dungeon World est à mon avis LE jeu de rôle de “high Fantasy” qui renouvelle durablement les bons vieux Donjons. Et son développement en licence ouverte, dès le départ, a favorisé un développement prolifique aux USA…

Dungeon World est à mon avis LE jeu de rôle de “high Fantasy” qui renouvelle durablement les bons vieux Donjons.

Il a quand même eu des détracteurs, comme les autres jeux “Propulsés par l’apocalypse”, autrement dit utilisant le système du jeu Apocalypse World. J’ai l’impression que certains joueurs et MJ crient au génie quand d’autres dénoncent une hérésie. Pourquoi ces jeux sont-ils si clivant ?

Maître Sinh Je n’en sais rien. C’est peut-être propre aux microcosmes. Mais je ne pense pas que beaucoup crient au génie. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un “changement de paradigme” complet. En apparence, ce sont des JDR “normaux”, avec MJ, fiches de perso, etc. Mais en réalité, le système n’est pas du tout employé pour simuler si ton voleur va pouvoir crocheter la porte en minutes. Il va plutôt chercher à savoir ce qui peut se passer d’intéressant si ton voleur crochète une porte. Ça n’a l’air de rien, mais ça change tout ! Ça a l’air simple une fois que c’est formulé, mais effectivement, au départ, il fallait reposer la question de ce a quoi sert le système. Il suffit de feuilleter les “livrets de personnages” d’un jeu “Pbta” – il y en a plein de gratuits, à commencer par le Wiki de Dungeon World – pour découvrir ça. Au lieu de listes de compétences numériques, on découvre tout un tas de “bouts de fiction”…

 

Il n’y a pas de jeu de rôle sans une base fictionnelle forte. Sans Conan et Le seigneur des anneaux, D&D n’aurait probablement jamais existé.

Ce côté très axé sur l’aspect narratif vous tient à coeur. 500 Nuances de Geek est d’ailleurs la version 2.0 de Narrativiste.eu. Pouvez-vous nous raconter les origines de cette aventure éditoriale ?

Maître Sinh Au départ, il y a une frustration, je pense. Je fais partie de ces rôlistes des années 80-90 qui ont été éjectés de la pratique pour les raisons habituelles. Donc ça a commencé comme ça : je cherchais des alternatives au JDR, plus faciles à mettre en oeuvre, des jeux auxquels on pourrait jouer avec des non-rôlistes, avec le même côté ludique que les jeux de plateau, mais sans renoncer au plaisir de vivre et de créer des histoires. Et je suis tombé sur les “storygames” issus de The Forge : Polaris, Le comité pour l’exploration des mystères, Capes… Des jeux sans MJ, compétitifs, complètement nouveaux dans leurs principes, qui faisaient la synthèse des deux mondes. Et j’ai commencé à les traduire. Rapidement, j’ai fondé une maison d’édition associative. Le but était de créer une “troisième voie” ludique en donnant à ces jeux la forme dont ils ont besoin : des jeux en boîte. On y travaille encore, mais vous pouvez télécharger gratuitement les traductions et/ou les prototypes de version “Print and Play” pour plusieurs d’entre eux, notamment Capes, Blood Red sand, etc. Il y a aussi des jeux de plateau, comme Mobile Frame Zero pour faire des combats de Mechas en Legos….
A partir de 2015, on a fait un peu le chemin inverse parce qu’il n’y a pas de jeu de rôle sans une base fictionnelle forte. Sans Conan et Le seigneur des anneaux, D&D n’aurait probablement jamais existé. Sans parler de l’Appel de Cthulhu. Et justement, un des problèmes pour moi, c’est que le jeu de rôle (et plus largement le jeu de plateau) a tendance à s’autonomiser, à ne plus se nourrir autant qu’avant de la littérature. On s’est donc mis à prendre en charge des univers littéraires qui n’étaient pas non plus représentés dans l’offre éditoriale et on a commencé à “penser” les jeux systématiquement en lien avec le roman, comme avec Tschaï ou La Laverie de Charles Stross, pour lesquels on propose à la fois roman, jeu de rôle et beau livre. D’ou le nom de 500 Nuances de geek….

Un des problèmes pour moi, c’est que le jeu de rôle a tendance à s’autonomiser, à ne plus se nourrir autant qu’avant de la littérature

Mais pourquoi vous être lancé dans une grande mission d’évangélisation des rôlistes adeptes de systèmes simulationnistes ?

Maître Sinh La réponse est dans la question précédente, mais il ne s’agit pas de chercher la conversion. Tout simplement, parce que nos jeux s’adressaient dans l’idée, à des non-rôlistes, ou plutôt des anciens rôlistes, des “rôlistes zombis”, toujours avec l’objectif de leur offrir une façon de revenir 25 à 30 ans après à des jeux pour raconter des histoires.
Ensuite, je pense que c’est très lié à un intérêt plus large pour la fiction, littéraire ou cinématographique. Quand on part d’un roman, par exemple Tschaï, on ne cherche pas seulement à balancer des personnages dans un univers, un peu comme une réalité virtuelle, avec un système probabiliste qui va reproduire des chances statistiques de réussite. “Combien j’ai de chances de toucher un Chasch Vert a 200 mètres avec un gicle-sable ?”, ce genre de choses… On part de questions comme : “Qu’est-ce qui se passe d’intéressant dans cette fiction ?” “Pourquoi elle nous captive ?” “Qu’est-ce qui peut se passer d’intéressant quand on rencontre des Chaschs verts ?” On essaie de créer un “moteur” qui permette aux joueurs de créer de la fiction du même type. Je prends l’exemple de Tschaï parce que cette manière de procéder est particulièrement vraie avec le système apocalypse. Il s’agit de décortiquer un genre, et de fournir tout ça en kit, prêt a recomposer, sous la forme des personnages, antagonistes, etc. Rien de ce qui est fiction n’est en dehors du système.Typiquement, avec Tschaï, on est partis de l’idée que tous les personnages du roman sont en rupture de ban avec leur société d’origine, et qu’ils font face partout où ils vont à des cultures fascinantes mais qui charrient aussi de la domination et des injustices qu’il va leur être difficile d’ignorer…

Avec le système apocalypse, il s’agit de décortiquer un genre, et de fournir tout ça en kit, prêt a recomposer, sous la forme des personnages, antagonistes, etc.

Votre conception des choses semble partagée. Les jeux Pbta, et maintenant, les jeux Forged in the dark, ont mobilisé de grandes communautés en ligne. Les joueurs échangent sur leurs pratiques, traduisent ou créent des hacks et cela permet d’enrichir les univers de ces jeux. A ma connaissance, il n’y a pas de communauté de joueurs aussi dynamique et aussi mobilisée autour d’un système, actuellement. Faites-vous le même constat et si oui, comment expliquez-vous l’engouement de cette communauté ?

Maître Sinh Ça correspond au fait que le game design, comme je l’ai expliqué plus haut, devient une activité beaucoup plus intéressante. Faire un jeu revient à analyser en profondeur un genre pour le restituer. C’est ce que je fais au passage à titre personnel avec le projet Horreur Cosmique.
L’autre point, c’est que ces jeux sont, presque toujours, en licence ouverte…

Certains joueurs ont aussi contribué à les faire connaître via des actual plays sur Twitch ou YouTube. Quel regard portez-vous sur cette pratique en tant qu’éditeur, mais aussi en tant que joueur ?

Maître Sinh En tant que joueur, ça ne m’attire pas trop. Le plaisir du JDR et du JDP, pour moi, est fortement lié à la présence physique. En tant qu’éditeur, je trouve ça intéressant afin de montrer à quoi ressemble une partie, bien qu’une 1h de vidéo reste difficile d’accès aux non initiés… Par contre, on réfléchit à des “vidéo-règles” pour certains jeux narratifs.

Le fait de rendre accessible et de partager, c’est une autre valeur défendue par 500 Nuances de Geek, notamment via la Caravelle . Avec l’aide de certains joueurs et Tipeurs, vous traduisez, créez et libérez régulièrement des jeux, gratuitement. Pourquoi faire cela ?

Maître Sinh Au sein de cette famille de jeux élargie – que moi j’appelle “jeu à input prédominant” – il y a beaucoup de diversité. Pour résumer, il y a en marge des JDR “traditionnels”, une famille de jeu émergents qui ont en commun la centralité du game design, alors que les règles sont traditionnellement considérées comme secondaire dans les JDR classiques, derrière l’univers. Ensuite, au sein de cette sous-famille, tu as des jeux qui ressemblent à des JDR (avec un MJ, etc.) et des jeux qui s’éloignent plus de la forme que prend le JDR (sans MJ, compétitifs, etc.). Or, ces derniers – appelons-les jeux narratifs – sont ceux qui ont le plus de potentiel pour se diffuser en dehors du monde du JDR, mais se sont ceux qui justement intéressent le moins les rôlistes. Ce qui fait qu’il était très difficile de les financer. Donc au final, pour continuer à les proposer, on a décidé de les sortir de la sphère commerciale.
En clair, la Caravelle, c’est un crowdfunding dans lequel tu t’embarques pour trois euros mensuels. Tout cet argent collecté, on le donne entièrement à des traducteurs, maquettistes, auteurs, et on propose deux jeux tous les deux mois, en PDF et en print on demand.
C’est une communauté ouverte. Je suis le capitaine, mais tout le monde peut rentrer dans le mess, proposer des projets qu’il souhaite porter ou pointer des jeux intéressants. Bref, ça nous permet d’avoir une grande liberté d’explorer les confins ludiques. Depuis 2015, ça représente plus de 60 jeux, parfois des “gros jeux”, parfois des jeux (beaucoup de Pbta) encore en version bêta, dont on peut suivre le développement en même temps qu’aux Etats-Unis.

Ce qui nous intéresse, c’est d’abord d’explorer ou de re-explorer des territoires un peu négligés de la culture geek….

Vous avez étendu ce concept à d’autres domaines que le JDR, avec ExoGlyphes, une autre facette de la galaxie 500NDG. Vous y traduisez ce que vous appelez les « causes perdues de l’imaginaire, de la SF trop geek pour le public des éditeurs. Des œuvres renommées, mais oubliées avant d’avoir trouvé une place en France. » C’est le cas pour La Laverie ou Le Dernier anneau, qui ont d’ailleurs été également adaptés en JDR. Encore une fois, pourquoi vous êtes vous donné cette mission ?

Maître Sinh Au départ, il y a une frustration de lecteur. Mais rapidement, il est apparu qu’on ne voulait (ni ne pouvait) s’intéresser au JDR sans se nourrir de la fiction. Les deux étaient indissociables. Or, la Science-Fiction ne se porte pas si bien que ça, par rapport à d’autres genres comme la fantasy. Il suffit de regarder les rayons de la FNAC. Les traductions se font de plus en plus rares par rapport aux sorties. Trop cher, trop de risques. Et c’est d’autant plus désolant que c’est souvent beaucoup plus qu’une littérature de distraction. C’est une littérature qui permet de poser un regard particulier sur notre monde.
On avait essayé dès 2012 d’utiliser Ulule pour traduire le Dernier Anneau, un Roman d’un géologue russe qui part du principe que le Seigneur des anneaux a été écrit par les vainqueurs, qui ont bien travesti la réalité. Un roman très intéressant en ce qu’il re-explore les racines de la culture Geek. La collecte avait échoué. Le crowdfuning repose souvent sur des communautés très actives comme les joueurs, et de préférence avec de “gros paniers”, et on ne remplissait aucune de ces conditions avec un roman OVNI à 25 euros.
Bref, on a mis longtemps pour trouver un moyen de financer la traduction de romans que le marché ne permettait pas de financer. On a fini par utiliser le modèle de la Caravelle, et ça marche.
Chaque mois, on propose une “partie” du roman. Tout l’argent va au traducteur et à l’auteur. On a pu publier ainsi le Dernier anneau mais aussi les trois romans suivant de la série culte de la Laverie de Charles Stross, interrompue depuis 10 ans en VF !
En 2019, en ce moment, on propose deux ouvrages dans la collection “Horreur cosmique” – des auteurs révérés par Howard P. Lovecraft et classiques du genre, pourtant encore un peu connus en France, notamment M.R. James. Suivra la suite de la Laverie de Charles Stross. Mais il y a tellement à faire… On monte par exemple une collection “Cyberpunk’s not dead” pour traduire (ou re-éditer) des romans qui montrent toute la vitalité et l’intérêt du genre, des années 90 à aujourd’hui.

 

Outre ces projets et le financement de BitD que nous préparez-vous pour le futur ?

Maître Sinh Cette année, il y a deux grands projets portés en crowdfunding. Au mieux de l’année, en été ou la rentrée probablement, une campagne conduite avec un partenaire américain autour de l’édition des beaux livres d’évolutionnisme alternatif de Dougal Dixon. De l’ubber-geek : un paléontologue qui a imaginé ce que seraient devenus les dinosaures s’ils n’avaient pas disparu, et ce que deviendront les animaux dans le futur (ce dernier ayant fait l’objet d’un docu-fiction de la BBC, The Future is Wild). Ses deux livres avaient été publiés en VF au début des années 80, avant de tomber dans l’oubli, mais il y a aussi un inédit uniquement disponible en japonais que nous allons traduire, et qui traite d’une écologie extra-terrestre. Tout ça va être accompagné d’un jeu narratif pour créer ses propres évolutions ou écologies…
En fin d’année, vers novembre, on aura du JDR, et pas qu’un peu, puisqu’on devrait publier la version originale de Dungeons and Dragons la plus “classique”, la fameuse B/X, sous la forme d’une boite à la Heroquest, avec une esthétique d’époque. L’idée est de permettre à tous les joueurs d’explorer les origines du JDR façon “Dungeon Crawl”, avec tout sa liberté créatrice mais aussi le “confort” des jeux de plateau moderne. Comme tu le vois, ce qui nous intéresse, c’est d’abord d’explorer ou de re-explorer des territoires un peu négligés de la culture geek….

 

Pour celles et ceux qui sont intéressés par le financement participatif de Blades in the Dark, ça se passe par là et ça dure jusqu’au 24 mars inclus : https://fr.ulule.com/blades-in-the-dark/

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Spécialité(s) :

Comic Books, JDR

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