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Je viens d’achever la traduction du livre de base de Root, le Jeu de Rôle, et c’est avec une furieuse envie de l’essayer que j’en ressors.

À l’origine, Root est un excellent jeu de société de Cole Wehrle édité en France par le Matagot. Asymétrique, il oppose diverses factions d’animaux anthropomorphes dans le cadre de la « Forêt » (les Woodlands en VO). Les nobles et hautains oiseaux des Dynasties de la Canopée y affrontent donc les ambitieux séides de la Marquise de Chat qui cherchent à industrialiser la Forêt, tandis que les rebelles de l’Alliance de la Forêt s’efforcent de libérer le petit peuple des bois, le tout dans une ambiance qui lorgne sans doute davantage vers Mouseguard que vers Walt Disney : avec leur look de guerriers irascibles et de hors-la-loi intrépides, les personnages qui l’illustrent donnent l’image d’un univers certes mignon, mais où les factions adverses ne se font pas de cadeau. C’est la guerre (un terme qui revient constamment dans le jeu de société aussi bien que dans le jeu de rôle).

Une ambiance qui lorgne sans doute davantage vers Mouseguard que vers Walt Disney.

Adapter un jeu de plateau, comment ça marche ?

Pour l’adaptation, Brendan Conway, Mark Dias Truman et Sarah Doom ne se sont pas contentés de calquer les mécaniques du jeu de plateau, ce qui aurait sans doute été le premier réflexe d’un vieux rôliste attaché aux jeux « à factions » comme Vampire ou L5A. Plutôt que de proposer aux joueurs de baser l’identité de leurs personnages sur les divers camps de la Forêt, le jeu adopte un angle particulièrement rafraîchissant : on y joue des « vagabonds », à mi-chemin entre mercenaires et hors-la-loi, prêts à se vendre au plus offrant pour survivre dans un monde décrit comme impitoyable et ravagé par la guerre.

La méthode présente d’abord l’intérêt d’éviter les accrocs entre personnages joueurs qui appartiendraient à des factions radicalement opposées (les Dynasties et le Marquisat, par exemple). Ensuite, elle justifie un autre aspect essentiel de Root : le JDR : on n’y interprète pas des « héros » débutants et un peu plus compétents que la moyenne, mais des survivants aguerris, redoutables et d’ordinaire individualistes qui ont pourtant choisi de travailler en bande, des électrons libres dont la collaboration représente un facteur crucial dans la guerre de la Forêt.

Pris séparément, les vagabonds sont des personnages extrêmement compétents. Ensemble, ils constituent une force capable de faire basculer le conflit. Ce choix, bien que tombant sous le sens quand on lit le livre de base, est un parti-pris radical : plutôt que de donner lieu à des personnages dont l’identité procède des factions dont ils émanent (ce qui les en rend forcément dépendants), le jeu offre un maximum de choix aux joueurs en leur disant « vous êtes les meilleurs et il n’y a que vous qui puissiez orienter le cours de la guerre ». Cette décision de game design, appuyée par un corpus de règles qui fait la part belle aux actions héroïques, oriente le reste du jeu et en fait une formidable boîte à outils pour développer une campagne épique autour d’antihéros attachants qui seront confrontés à des choix.

Le monde de jeu

La Forêt présente justement un contexte propice aux dilemmes et aux choix cornéliens. Le décor s’appuie sur un ensemble de conflits jamais manichéens : les sbires du Marquisat de Chat arrivent certes en armée d’occupation… mais ils développent l’industrie dans la Forêt et veillent au bien-être d’une population qu’ils considèrent comme une ressource précieuse. Les oiseaux des Dynasties cherchent à « libérer » les clairières, mais surtout pour satisfaire leurs propres ambitions. L’Alliance de la Forêt est une rébellion, bien sûr, mais une rébellion radicale, qui a basculé dans un état d’esprit dangereux : la cause compte désormais davantage pour elle que la population qu’elle est censée servir, et peu lui importe de créer des martyrs s’ils lui permettent de gagner des points dans la guerre.

Les vagabonds, sans forcément « choisir un camp » (ce qui mettrait un terme à leur statut de vagabond et ferait d’eux des PNJ), doivent donc œuvrer pour une faction ou l’autre au gré des scénarios. Le jeu met en œuvre un système de réputation auprès de chacune, qui entraîne des répercussions sur l’intrigue et les mécaniques, octroyant notamment des bonus à certaines actions. L’ensemble se base sur le moteur désormais célèbre du jeu Apocalypse World.

Apocalypse en Forêt

Comme beaucoup de jeux PbtA (« Powered by the Apocalypse » ou « motorisés par l’Apocalypse »), Root présente les règles de base de ce système de façon bien plus claire et lisible que son illustre inspiration. Le livre de base est bien organisé, limpide, avec beaucoup d’exemples et d’explications relatives aux formules employées. Certains éléments essentiels et un peu abscons du système Apocalypse sont ici bien définis (des phrases comme « pour le faire, il faut le faire » notamment…).

Ici, tout fonctionne avec un jet de 2 dés à six faces dont on additionne les résultats, pour y ajouter un bonus dépendant d’une caractéristique. Un résultat de 6 ou moins débouche sur un échec (ou une complication de l’intrigue), un résultat de 7-9 sur un compromis (réussite mais en payant un prix) et un résultat de 10+ sur une réussite spectaculaire, souvent assortie de bonus.

Les personnages disposent de « compétences » appelées « manœuvres » qui permettent de résoudre la majorité des situations conflictuelles du jeu. En plus des manœuvres de base, chacun possède, selon le livret de jeu qu’il a choisi (des « classes de personnage » qui vont du Voleur au Trafiquant en passant par l’Aventurier), un certain nombre de manœuvres spécifiques. Toutes débouchent sur des résultats spectaculaires et sont conçues pour susciter des rebondissements dans l’action.

Le système est très simple et très efficace, mais il faudra au MJ prendre l’habitude de ce genre de règles où il ne lance jamais les dés. C’est une habitude à prendre, mais la méthode dynamise d’autant les affrontements et scènes d’action.

Gérer la guerre

Comme toujours dans les PbtA, les règles comprennent un volet de « gestion de l’univers ». Il se manifeste ici sous la forme de la gestion de la guerre entre factions dans la Forêt. Au fil des aventures des vagabonds, le conflit évolue (en tenant compte de leurs interventions) et les diverses factions gagnent ou perdent du terrain.

La bonne idée de Root consiste à circonscrire l’action à une région somme toute limitée appelée la Forêt : elle contient douze poches de civilisation appelées clairières, que l’on peut définir aléatoirement grâce à des tables simples (leur population, la faction qui les contrôle, etc.). Chacune est un « village », avec ses habitants, ses problèmes, et bien sûr ses aventures à développer. On définit les clairières en début de partie, pour établir le « monde de jeu », qui sera donc différent pour toutes les campagnes.

Les règles arrivent à ménager un équilibre délicat : fournir suffisamment de contexte pour que le MJ n’ait pas à tout inventer, mais lui laisser assez de marge de manœuvre pour marquer de sa griffe la version de la Forêt où il va faire évoluer les personnages. Il ne lui restera qu’à développer ses clairières, pour y proposer des accroches d’intrigues susceptibles d’impliquer les vagabonds.

L’exemple étoffé qui clôt le livre de base est particulièrement intéressant : comme dans d’autres jeux (je pense en particulier à Vaesen), les auteurs adoptent un empilement d’intrigues. Le Bosquet de Gelilah est agité par des conflits internes (et vient de subir une catastrophe naturelle), mais il joue également un rôle dans la guerre à grande échelle. La superposition de ces enjeux donne un environnement riche en possibilités, où l’arrivée des personnages joueurs peut déboucher sur toutes sortes de péripéties, sans qu’aucune fin ne soit préconisée plus qu’une autre. C’est cette ouverture qui donne énormément envie de « jouer pour voir ce qui va se passer » et de donner réellement vie au décor proposé, avec ses personnages pittoresques et ses situations explosives.

Au fil de la campagne, la Forêt évolue, et la guerre se poursuit, à la fois dans les histoires des vagabonds et dans l’univers qui les entoure (par l’intermédiaire de tables très simples).

Robin des Bois Simulator

Si vous rêvez d’aventures dans les bois et de joyeux hors-la-loi cherchant à survivre ou à redresser les torts, Root est un jeu idéal et particulièrement subtil : le côté mignon des animaux anthropomorphes cache un univers redoutable, qui se prête à des campagnes épiques et à des scénarios palpitants. C’est un excellent jeu pour découvrir le système Apocalypse World, particulièrement bien exposé ici, et judicieusement appliqué à un type de récit spécifique. Pour le MJ, il s’agit d’un exercice de lâcher-prise assez radical : bien souvent, les mécanismes de jeu orientent l’intrigue dans une direction inattendue. Mais c’est justement en ménageant de la surprise même pour le MJ que ce genre de jeu change la dynamique à la table, et en fait, d’une certaine façon, un joueur comme les autres, capable lui aussi de découvrir ce à quoi il ne s’attendait pas.

ROOT en français

Le jeu Root sera publié en français aux éditions Matagot.

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Spécialité(s) :

Jeu de rôle, ciné, SF, pâtisserie quantique

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