Dans le cadre de notre dossier Lovecraft aujourd'hui, paru dans le numéro de Geek Magazine S11E2, nous avons souhaité faire partager avec vous l'intégralité de nos échanges avec les créateurs de tous horizons que nous avons rencontré pour nos recherches. Cette fois-ci c'est Armel Gaulme qui a choisi d'illustrer les récits de l'Hermite de Providence à travers un traitement des plus original, le carnet de voyage. Un traitement résolument à contrecourant du genre fantastique, libérant ainsi l’imagination du lecteur en jouant sur le floue du tracé, à l’instar des descriptions de l’ermite de Providence…
La folie de vouloir illustrer Lovecraft ne date pas d’hier, et c’est souvent par de savants jeux d’ombres que des grands anciens du noir et blanc comme Alberto Breccia ou Philippe Druillet ont choisi de représenter les ambiances des textes de Lovecraft. Plus récemment, la tendance s’inverse, le succès des adaptations du mangaka Gou Tanabé ayant choisi un style ultra réaliste pour mettre en pleine lumière les descriptions les plus délirantes du maître. L’illustrateur François Baranger lui a choisi de noyer au milieu d’une nature gigantesque et des conditions climatiques extrêmes les mystérieuses évocations terrifiantes ! Les démarches sont encore nombreuses et les textes de Lovecraft, malgré leurs quatre-vingts ans, inspirent toujours autant les artistes de bien des manières. En voici une particulièrement originale d’Armel Gaulme autour des carnets de voyages.
Qu’est-ce qui vous a amené dans les pas de Lovecraft ?
Je suis arrivé à Lovecraft quand j’étais étudiant, grâce à une amie qui estimait que ses nouvelles pourraient me plaire. Je dessinais beaucoup, des récits personnels très, très influencés par Tolkien, mais j’aspirais à quelque chose d’un peu moins « fantasy ». Elle avait raison, et le premier texte que j’aie pu lire, « Le cauchemar d’Innsmouth », m’a énormément plu. Je suis un lecteur très lent, je relis chaque phrase plusieurs fois ; une partie de moi est incapable de lire deux lignes sans imaginer un décor, des ambiances lumineuses, des cadrages qui me détournent alors quasi-instantanément de la lecture en elle-même.
Je dois faire un vrai effort pour revenir à la page du livre – c’est plutôt fastidieux pour moi, de lire ; si bien que le format court des nouvelles m’a parfaitement convenu. Tout de suite, j’ai commencé à en faire des illustrations, notamment un carnet de voyage dans la Nouvelle-Angleterre imaginaire et une fausse couverture dans l’esprit de ce qui se faisait alors chez « Présence du Futur », aux éditions Denoël. J’avais 19 ans. Il y a quelques années, j’ai eu envie de revenir à Lovecraft après avoir illustré des textes moins fantastiques, comme « L’Homme qui voulut être roi » de Kipling, et de faire ces dessins pour mon plaisir personnel, sur mon temps libre.
Quel rapport à Lovecraft et son œuvre entretenez-vous ? (son style, les influences qu’il (Lovecraft) a pu avoir sur vous …)
J’aime évidemment beaucoup Lovecraft, ainsi que l’énorme potentiel de ses récits. Il me semble que ses œuvres se prêtent bien à toutes sortes d’adaptations plus ou moins déguisées : cinéma, bande dessinée, jeux. Beaucoup de gens de ma génération sont arrivés à l’imaginaire lovecraftien par les jeux de rôles, mais je dois avouer n’y avoir jamais joué ; en revanche, j’ai commencé à lire HPL en même temps que je regardais les films de John Carpenter, comme « The Thing » ou « L ‘antre de la folie ».
Pour moi, Lovecraft a produit une matière esthétique et culturelle qui dépasse ses qualités littéraires en soi. Je sais que certains lecteurs sont rebutés par son style, avec le sentiment que ses nouvelles se ressemblent, qu’elles partagent fréquemment une certaine mécanique narrative. J’entends ces réserves, mais pour ma part, je trouve chez lui des qualités géniales, qui me parlent en tant qu’illustrateur. Lovecraft excelle dans la mise en place des atmosphères. En illustrant des nouvelles de longueur variable, je me suis rendu compte que sur certains textes vraiment très courts, il arrivait en quelques mots à brosser une ambiance tout aussi puissante que sur des textes plus fournis.
Il y a chez lui une puissance évocatrice particulière dans la manière de faire remonter des souvenirs antiques, soit par des traces concrètes (des architectures, des objets) ; soit par des témoignages oraux venus de loin, des phrases à ne pas répéter sans risque (mais qui furent évidemment répétées suffisamment de fois pour qu’on puisse encore les réciter aujourd’hui). Il y a chez lui le goût de la mise en place d’un décor, comme l’on poserait les éléments sur une scène de théâtre ou un plateau de tournage en clair-obscur.
Comment se fait le choix des textes sur lesquels vous souhaitez intervenir ?
J’ai choisi les deux premiers textes seul, pour leur simplicité. Je voulais déjà voir si je m’en sortais avec des récits très courts se déroulant dans des cadres assez dépouillés (« Dagon », sur l’océan ; « La cité sans nom », dans le désert). J’avoue aussi que je venais de passer plus de dix ans sur le texte de Rudyard Kipling, alors que celui-ci ne fait qu’une cinquantaine de pages ; et que je redoutais de m’embarquer de nouveau dans une tâche sans fin. « Dagon » me plaisait beaucoup car cette nouvelle pose les base de la mythologie aquatique de Lovecraft.
D’un sens, tout ce qui n’est pas encore tellement décrit mais seulement suggéré dans ce texte, (c’est ce que ?) est ce que je préfère de ce pan de la création lovecraftienne. Quelques allusions à des effigies étranges remontées des profondeurs de l’océan me font bien plus rêver que l’horreur vue en face. Pareil avec le cadre inspiré de Petra dans « La cité sans nom », qui marque par ailleurs la première apparition du célèbre Necronomicon. J’ai toujours adoré les livres imaginaires ; je suis également fan de « Club Dumas » de Arturo Perez-Reverte. Il y avait dans ces deux nouvelles de Lovecraft les éléments fondateurs des mythes cthulhiens : l’océan et le livre maudit.
Pour « Les rats dans les murs », on s’est mis d’accord avec, mon éditeur et le directeur artistique. Cela me convenait très bien car ce texte changeait des deux autres en posant l’intrigue au Pays de Galles, et touchait à une autre veine des créations de Lovecraft : le récit gothique à la Edgar Poe. Enfant, j’avais été terrorisé par une adaptation audiovisuelle de « La chute de la maison Usher », et je me souviens que mon grand-père m’avait raconté plusieurs fois des histoires de Poe avant de m’endormir, comme « Le cœur révélateur » et « Le puits et le pendule » (étrange idée, quand j’y repense…).
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre approche originale de type ‘carnet de voyage’ que vous avez choisi pour accompagner les textes de Lovecraft?
J’aime les carnets de dessin, les planches didactiques, les diagrammes pédagogiques, toutes sortes de relevés scientifiques. Je trouve cela à la fois utile et extrêmement beau. Je suis enseignant en école d’art et j’aborde le dessin d’observation par une approche assez méthodique, plutôt académique. Le dessin me plaît en tant que tel, il est une finalité en soi. Il y a souvent une distinction entre dessin et illustration. D’excellents dessinateurs font de mauvais illustrateurs, et de très médiocres dessinateurs font de formidables illustrateurs.
En général, le « dessin » est un travail préparatoire, une pratique personnelle, parfois confinée à des carnets que personne ou presque ne verra. C’est aussi une discipline où beaucoup de choses restent inachevées ; on dessine un bout de tête, une épaule et tout le reste finit en quelques traits à peine tracés. En illustration, surtout quand elle touche à des sujets imaginaires, il y a une tendance à tout fignoler, à ne pas laisser les choses inachevées. Ou à ne pas se contenter de quelques crayonnés. J’aime retrouver pour des sujets imaginaires une approche similaire au dessin d’observation. Un exemple qui me vient (tout le temps) à l’esprit : les comic strips de Jeffrey Jones, notamment « I’m Age ». Il s’agit à la fois de bande dessinées avec des situations et des dialogues (un peu absurdes) et de compilations de croquis de modèles vivants.
Il ne s’agit pas tant de qualité narrative dans le récit (encore que les planches sont bien construites), mais d’une qualité plus intérieure en ce sens que cette approche vous fait toucher du doigt l’émotion, les sentiments du dessinateur qui pratique son dessin face au modèle. Je retrouve aussi cette qualité « sentie » dans les bd de Kent Williams. Pour en revenir à Lovecraft, j’avais pratiqué le carnet de voyage imaginaire avec Kipling, je l’avais commencé étudiant avec HPL ; il était donc assez normal que j’y revienne. Le glissement d’un décor et d’une situation ordinaires vers des lieux imaginaires se prête très bien au carnet de bord, je trouve. Beaucoup de textes de Lovecraft donnent une place importante à toutes sortes de relevés architecturaux, archéologiques…
Il n’y a qu’à se baisser pour ramasser dans ses textes des artefacts, des ruines, des fragments de roche, de coquillages… susceptibles de nourrir l’imagination. A partir des textes, je me plonge dans les dessins d’architecture, de botanique, de zoologie, d’ethnologie, d’explorations géographiques, les musées, les arts décoratifs, pour trouver les formes qui me semblent convenir. Faire ces recherches est une partie du travail que j’adore.
Loin de la précision et du côté spectaculaire d’une illustration aux contours définies, ce sont des dessins de l’ordre de la vision fugace, un peu flous ou troubles que vous réalisez. Est-ce une façon d’introduire une autre narration au sein des textes ?
L’illustration est, comme dirait Jeff Jones (oui, oui, je suis fan), quelque chose d’assez « immoral » : dans un cas, elle se pose au-devant de votre lecture et brise les effets de narration du texte, en spoilant (divulgâchant) ce que l’auteur avait réservé pour le lecteur ; elle impose alors une vision qui empêchera le lecteur de se faire sa propre image de ce qu’il est en train de lire. Si, a contrario, elle suit le texte, qu’elle se trouve située un peu après le paragraphe qu’elle représente, elle s’opposera très vraisemblablement à l’imagination du lecteur, à l’idée qu’il s’était faite tout seul. Dans mon travail, j’ai toujours cherché à rester suffisamment imprécis pour ne pas imposer quelque chose de trop « totalitaire » au lecteur. Et lorsque je dessine avec des détails, il s’agit le plus souvent de faux détails, d’une impression de détails qui n’est en fait pas si poussée que cela.
Mais s’il y a beaucoup de détails malgré tout, j’essaye alors de glisser plusieurs interprétations du même sujet. C’est ce que j’avais fait avec le livre « L’homme qui voulut être roi ». Les personnages n’ont jamais vraiment la même tête, chacun est vêtu d’une multitude de costumes possibles, un lieu peut être dessiné plusieurs fois et ne jamais être rigoureusement le même. Comme ça, le lecteur recompose les images lui-même et se fait sa propre version. Pareil pour les artefacts, les vues d’architecture que je dessine ; je n’indique jamais précisément de quel morceau ou de quel bâtiment il s’agit.
Je dessine ces éléments pour poser une atmosphère, mais jamais pour dire « ce bâtiment est de cette forme-là, et il n’est pas autrement ». Dans « Les rats dans les murs », les statues de Cybèle et Atys existent sous plusieurs formes, exactement comme ce fut le cas dans l’Antiquité. Il n’existe pas une image unique de Cybèle ou d’Atys. De même, j’ai dessiné les portraits des différents personnages, mais je ne dis jamais quel dessin est associé à quel personnage. A chacun de se faire son histoire.
Ce parti pris graphique, est-ce pour coller au mieux au côté abstrait et irréel des descriptions de Lovecraft ou bien pour illustrer la quête des protagonistes pour savoir si ce qu’ils vivent est réel ou si ils sont en train de sombrer dans la folie ?
J’aime ce qui est évoqué davantage que décrit. Mes peintres préférés dessinent flou ; pareil pour les photographes. Comme je disais, en tant que lecteur, j’apprécie les illustrations qui ne font pas « tout le boulot » à ma place. L’illustration me plaît surtout quand elle me donne les éléments pour m’évader, et non pour imposer une vision trop cernée. Autant je peux aimer dessiner des objets très précisément, autant une scène entière me sera plus plaisante si tout n’y est pas passé au surligneur.
Mais cela n’est pas très différent en soi de l’expérience sensible réelle. Si je regarde un objet d’art isolé dans une vitrine de musée, mes yeux vont enregistrer chaque détail avec beaucoup d’acuité et de plaisir. Dès lors que je place cet objet dans un décor encombré d’autres pièces, aux dimensions plus vastes, mon regard n’a plus qu’une appréciation globale des choses. J’aime les alternances de netteté et d’imprécision. Pour Lovecraft, qui aime établir des ambiances générales à l’aide de signes incomplets (architectures à moitié démolies, objets usés, livres à demi éffacés, paysages pris dans des vapeurs opaques…), j’essaye de respecter cette imprécision, cette vision morcelée au milieu de laquelle survient l ‘ « indicible », à proprement parler ce qu’on ne peut décrire, représenter dans son intégralité.
L’imaginaire lovecraftien me semble davantage fait pour être vu dans une brume de laquelle surgirait des masses d’autant plus inquiétantes qu’elles sont finalement mal définies, que posé au centre d’un studio de prises de vue photo, comme on photographierait un sujet publicitaire, avec toute la précision nécessaire.
Quelles vision de l’œuvre avez-vous eu envie d’exprimer à travers ces adaptations ?
J’ai, avec ces livres, eu envie de proposer une vision légèrement « ethnographique » des récits lovecraftiens. Depuis la petite enfance, j’adore les dessins de cet ordre : les vues d’Egypte de David Roberts, l’Amérique centrale de Frederick Catherwood, les Indiens d’Amérique du Nord de Karl Bodmer… Je trouve le glissement de la réalité vers le rêve très intéressant chez HPL, il est parfois difficile de faire le tri entre ce qui existe et ce qui n’existe pas. Newbury Port, Arkham, Ipswich, Innsmouth : où commence le Massachussets imaginaire, où se termine la Nouvelle Angleterre réelle ? Il existe des îles volcaniques dont les vallées sont pareilles à celles de « Dagon ». Et la Petra des Nabatéens n’est pas moins extravagante que « La cité sans nom » recouverte de sable.
En moins d’une demi-heure sur Google, vous trouverez plein de manoirs Tudor aussi pittoresques que celui des « Rats dans les murs ». Le tout est de ne dessiner aucun lieu réel en particulier, et de ne pas donner l’impression que l’image composite est mal construite, qu’elle est une accumulation mal digérée de choses prises à droite, à gauche. Je travaille actuellement sur l’adaptation du « Molosse », qui se situe notamment dans un cimetière hollandais. A quel moment le cimetière authentique, « convenable », peut-il glisser dans une vision plus cauchemardesque ? J’accepte plus volontiers les visions imaginaires qu’elles découlent d’un cadre plausible, acceptable, qu’elles en sont finalement une sorte d’altération imprévue.
Ce qui m’intéresse, c’est de glisser de ce cimetière aux tombes normales, sérieusement documentées (je fais toujours un gros travail de recherches pour que les choses soient les plus justes possible) vers une fantasmagorie d’ombres, de chapelles ouvertes et de pierres tombales hirsutes.
Pouvez-vous expliquer l’intérêt d’adapter maintenant des textes qui ont plus de 80 ans? En quoi y a-t-il encore une résonance entre ces thèmes exprimés chez Lovecraft et le du monde d’aujourd’hui et son actualité ?
L’émotion essentielle des histoires de Lovecraft, c’est la peur. Peu importe le visage qui est donné à la peur, ce sentiment n’est pas prêt de disparaître, et il est toujours aussi d’actualité aujourd’hui qu’il y a cent ans. Je dirais même que, sur certains textes, les causes de la peur sont peut-être encore plus actuelles de nos jours. La souillure poisseuse qui dégrade le paysage et la santé des personnages de « La couleur tombée du ciel » fait penser à une pollution aux hydrocarbures, au péril environnemental.
Certaines fois, la peur prend des formes de monstres plus classiques, mais je pense souvent à une interview de Stephen King dans laquelle il disait qu’il avait réellement peur des monstres ; que ces monstres pouvaient prendre des formes très variées (cancer, dégradation physique,…) et qu’à la fin, ils gagnaient, car on finissait tous par en mourir. Tant qu’on aura peur de mourir prématurément, il y aura de la place pour les récits de Lovecraft, de Poe, des grands écrivains de la peur.
Qu’est-ce que ce travail sur les textes de Lovecraft et cet univers vous a fait apprendre sur vous même après bientôt trois adaptations réalisées?
Je crois que la première chose que cela m’a appris est que je voulais sans doute expérimenter un peu plus dans mon dessin ; j’ai un dessin assez classique, et je dessine des sujets classiques eux aussi. Après trois nouvelles de Lovecraft, j’ai envie de prendre un peu plus de libertés dans l’écriture graphique. Evidemment, je n’ai pas l’intention de changer radicalement, je reste au crayon et je tiens à maintenir la cohérence graphique de ces livres.
Pour les « Rats dans les murs », il y a en particulier une série de dessins de rats qui se trouve disséminée dans le corps du livre, et qui est ce que j’ai aimé faire le plus. Cela ne correspond pas à une description lue dans le texte en soi, mais je trouve cette série tout à fait dans l’esprit du récit. J’ai envie, avec « Le Molosse », de rester dans le sillon du texte, mais aussi, de faire quelques pas de côté de temps en temps. Ce texte s’y prête bien car il est plutôt court, mais très foisonnant en imagerie « démonologique ». Il devrait y avoir de quoi s’amuser un peu.
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